« 12 janvier : très dure journée, corvée de bois […], retour dans 15 à 20 cm de neige, impossible de marcher. On tombe. Soir nettoyage d'1 route.
à partir du 1er février dégel. Temps pluvieux. Au matin 4 morts étendus sur une couverture sur la neige
5 février: 2 morts (2 français) même cause
7 février: 1 mort français, femmes (travail)
18 : 2 morts juifs polonais
19 – 1 mort juif; 1 mort polonais.
23- 4 morts. 3 juifs. 1 polonais.
25 – 3 morts: 1 Français. 1 Polonais. 1 Juif
26- 1 mort français.
27 – 1 mort français (Rageau); le défilé des soupes. L'enterrement : 1 charrette avec les cercueils. »
Les hommes sont à bout. Les rations déjà insuffisantes deviennent dérisoires, l’hiver est rude, le travail épuisant. Le déporté ne reverra peut-être jamais sa femme et ses deux enfants. Par instant, le désespoir l’envahit. Mais il tient.
Quelques mois plus tard, le même homme se lève dans la salle d’audience du tribunal de Nuremberg. Nous sommes le 11 juin 1946. Les grands criminels de guerre font face aux juges des quatre principaux vainqueurs. Le tribunal militaire international, institué par les Accords quadripartites de Londres du 8 août 1945, siège depuis le 20 novembre 1945 à Nuremberg, la ville symbole du nazisme, la cité où le parti nazi organisait ses congrès, la ville des « lois dites de Nuremberg » qui légalisaient l’antisémitisme, excluaient les Juifs de la nation allemande. Au milieu de la ville en ruines se dresse le palais de justice où les bourreaux nazis sont appelés à rendre des comptes. Dans le box des accusés manquent à l’appel quelques uns des plus grands responsables de crimes sans précédents; Hitler, Goebbels et Himmler se sont suicidés. Mais Goering, Frank, Ribbentrop, et au total 22 hauts dignitaires du IIIe Reich comparaissent et bénéficient de garanties dont la plupart de leurs victimes n’ont jamais bénéficié. Ils sont présumés innocents, défendus par des avocats. Ils ne sont victimes d’aucune torture.
Donc l’ancien déporté matricule 81 337 se lève. Il a en face de lui ses bourreaux, les responsables de plus de 40 millions de morts en Europe, ceux qui ont fait déporter des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, déportés politiques et résistants victimes de la mort lente dans les camps de concentration, Juifs et tziganes promis à la mort immédiate dans les camions et chambres à gaz des camps d’extermination s’ils avaient échappé à la famine et aux épidémies dans les ghettos, aux équipes de tueurs à la mitraillette et au fusil dans les plaines de Russie.
Notre déporté est un magistrat de la délégation française du Tribunal international. Sa mission est d’interroger et de requérir contre ces criminels. Qui est-il ?
« Lorsqu’il fallut choisir – et le choix était dramatique – entre deux solutions : faire son travail, donc courir des risques moraux et abstraits, ou pratiquer la désobéissance civile, donc s’exposer à des dangers physiques et immédiats, la plupart des Français ont poursuivi leur travail […]
Il est parfois dans l’histoire d’un pays un moment cruel où pour sauver ce qui donne son vrai sens à la nation, on ne peut pas ne pas désobéir au gouvernement. En France, c’était après juin 1940. »
Buchenwald, un des camps de concentration emblématique du nazisme, en août 1944 une tour de Babel où s’entassent des déportés politiques et résistants de toute l’Europe, où les nazis transfèrent des juifs des camps d’extermination de Pologne que l’avance de l’armée rouge va bientôt libérer. Trois semaines à Buchenwald pour y découvrir l’horreur du Lager, la violence et la mort quotidiennes, la fumée et l’odeur des fours crématoires, entendre les récits effrayants des expériences médicales sur des cobayes humains.
Aussi, lorsque vient l’heure du départ en kommando, le petit groupe de Français auquel s’est intégré Debenest espère. La rumeur dit que ce sera moins dur… Mais Holzen, c’est comme ailleurs les journées de travail interminables, par tous les temps, les coups, la lutte quotidienne pour la vie où chaque individu, chaque nationalité cherche à tout prix le chemin de la survie, fusse au prix de la vie des autres. Certes, tous ne capitulent pas dans la résistance à l’entreprise de déshumanisation des nazis. Des solidarités existent, des groupes primaires se forment, par affinité d’origine nationale ou politique, par humanité aussi, envers et contre tout.
Alors que Debenest a sans doute atteint les limites de la résistance physique et morale, vient le moment du transfert vers un autre camp. Nous sommes en avril 1945. Le Reich s’effondre, les Alliés envahissent l’Allemagne, le chaos s’installe. Le train qui évacue les déportés vers Bergen-Belsen est bombardé en gare de Celle. Debenest s’évade en compagnie d’un résistant normand, André Rougeyron. Après avoir erré dans les bois pendant deux semaines, ils sont finalement sauvés par l’avant-garde de l’armée britannique de Montgomery et rapatriés en France.
Enfin Delphin Debenest intervient en audience à plusieurs reprises, notamment pour interroger Seyss-Inquart, chef des nazis autrichiens, gouverneur de l’Autriche après l’Anschluss, adjoint de Franck en Pologne de 1939 à 1940, puis Commissaire du Reich aux Pays-Bas jusqu’à la fin de la guerre. L’interrogatoire mené par Debenest met en évidence le rôle de l’accusé dans l’organisation du travail forcé en Allemagne, l’exécution d’otages et la déportation des Juifs. Bien sûr, comme d’autres accusés, Seyss-Inquart se défausse la plupart du temps de ses responsabilités sur Hitler, Himmler, les SS et la Gestapo.
Le procès de Nuremberg s’achève le 1er octobre 1946. Comme 10 autres accusés, Seyss – Inquart est finalement condamné à mort et exécuté le 16 octobre 1946.
Rentré en France, Delphin Debenest poursuit sa carrière de magistrat à Niort puis à Paris jusqu’à sa retraite en 1977. Il reçoit de nombreuses décorations, il est fait officier de la Légion d’Honneur à titre militaire ; il était notamment titulaire des médailles de la résistance française et belge.
Delphin Debenest nous a quitté le 2 juillet 1997. N’oublions pas son exemple et son appel pour que les victimes du nazisme ne soient jamais oubliées, pour que le sacrifice de tous ceux qui l’ont combattu ne cesse d’être honoré. Que la mémoire et l’histoire, convergentes, incitent les nouvelles générations à ne jamais se résigner à l’injustice.
Je terminerai par ces mots du dramaturge Berthold Brecht :
« Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester
Les yeux ronds. Agissez au lieu de bavarder.
Voilà ce qui aurait pour un peu dominé le monde !
Les peuples en ont eu raison, mais il ne faut
Pas nous chanter victoire, il est encore trop tôt :
Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. »
Bertolt BRECHT, La Résistible Ascension d’Arturo Ui, 1941
Source : Intervention de Dominique Tantin. 2005. Tous droits réservés.
- TANTIN Dominique, 1939-1945 Delphin Debenest Un magistrat en guerre contre le nazisme, Geste éditions, La Crèche, 2005
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